Libération / édition du 02 juin 2007
Rond, triangulaire, climatisé... ce meuble très cathodique est une exception française.Nicolas Sark...Ah non, ça suffit maintenant avec Sarkozy. D'accord. Jean-Claude Bri... Stop! Roland Ga... Non? Bon. Heu... La table, alors ? Allez hop : la table. Ben oui, la table. Du latin tabula, la table est un «objet formé essentiellement d'une surface plane horizontale, généralement supportée par un pied » ne la ramène pas trop quand même, Robert, car la table, c'est avant tout une exception cathodique française. Parfaitement. Suffit d'allumer son poste à l'étranger : point de table. Alors qu'en France elle pullule : Ardisson, Denisot, Ruquier, PPDA, peu importe le présentateur, ils ont tous leur table. Avouez que la table méritait une enquête fouillée- on allait dire incontestable.
Ces grands enfants d'Américains n'y entendent rien. «Quand on leur montre une émission française, raconte Philippe Désert, l'un des cinq décorateurs quicomptent à la télé, ils demandent qui est l'invité et qui est le journaliste.» Un sacrilège aux Etats-Unis que de mettre au même niveau Denisot avec du Vulgaire invité. «Aux Etats-Unis, explique Alain de Greef, ancien directeur des programmes de Canal+ et aujourd'hui "docteur en tablologie appliquée", Johnny Carson a instauré le bureau pour lui et les canapés pour ses invités il y a une bonne quarantaine d'années, et, depuis, tout le monde fait comme lui : David Letterman, JayLena. C’est une sorte d'identité nationale» Bertrand Villegas, qui, à la tête de sa société The Wit, observe les programmes télé à travers le monde, a une vue d'ensemble : «En Italie, on fait de la télé dans un forum ; en Espagne, dans une arène ; aux Etats-Unis, enAllemagne et en Grande-Bretagne, debout et sur le terrain ; seule la France est à table !» Si Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy étaient américains ou allemands, ils auraient débattu debout derrière des pupitres, et, s'ils étaient italiens, derrière des petits bureaux ; mais comme ils sont français, c'est à table que le bras de fer a eu lieu. Que voulez-vous, c'est comme ça; en France, on est table ou on n'est pas.
Elle est partout. Sur LCI, c'est une demi-lune devant le présentateur, et, en face, un cercle évidé où prennent place les invités. Dans Télématin (France2), William Leymergie fait dans le guéridon. Chez Laurent Ruquier, dans On a tout essayé (France2), elle se fait invisible, mince comptoir où s'accoudent ses acolytes. Sur Canal+, la table est un signe extérieur de richesse: maousse disque doté de pieds rococo et parcouru d'un néon chez Ardisson (Salut les terriens), elle est carrément pharaonique dans le Grand Journal. C'est même plus qu'une table, c'est un escalier, c'est une scène, que disons- nous, c'est une piste d'atterrissage. Mais le règne de la table est récent - jusqu'aux années 80, elle est rare, cantonnée aux JT, où elle figure le bureau du journaliste. Exception: le Petit Rapporteur et sa table façon la Cène «avec les gens alignés qui se penchaient pour se parler», se remémore Philippe Désert. Sinon, la télé se faisait bêtement affalée sur canapé ; la préhistoire, quoi.
Puis, tada, voilà qu'arrive 1987 et la table étalon, la Mother of All Tables: celle, marbrée et triangulaire, de Nulle Part ailleurs (Canal+). Alain de Greef se souvient: «Je déteste voir des gens avachis dans des canapés à la télé. Aussi, quand j’ai remplacé le Zénith de Denisot par Nulle Part ailleurs j’ai fait sauter le canapé auquel j'ai substitué une table en forme de triangle pour ne pas exclure le téléspectateur» Du nanan pour les réalisateurs de télé. «On met une caméra à chaque coin, et ça permet de voir les gens de face, précise le réalisateur Jérôme Revon, mais c’est une solution de facilité...» Au début, la table triangulaire créée par Philippe Désert reste cantonnée à la chaîne cryptée, «jusqu'à ce qu'Arthur s'y mette en 1994 dans les Enfants de la télé, le premier talk-show de prime-time, explique t-il, et là, la table en triangle s'est généralisée» Aujourd'hui, hormis dans les émissions de variétés, elle est partout. Pas un talk- show, pas un «les 100meilleurs moments de délire du pire et de fous rires de stars», pas une émission à chroniqueurs sans sa table. Exceptions: Delarue qui la joue à l'américaine, ou Drucker qui officie sur canapé. Mais c'est parce que c'est mieux pour les vieilles fesses de Mémé.
Les tables à la télé, c'est comme les zizis de la chanson: elles sont toutes différentes. De Greef a le souvenir d'une table de la Grande Famille: «Vue d'en haut, elle avait l'air d'une tentative d'adaptation de schéma du mouvement brownien.» Frédéric Cerato, décorateur de plateau avec sa femme Laurence Gorlier, a même trouvé un surnom à la table «transparente et lumineuse» qu'il a créée pour 20h10 pétantes (Canal+): « la Méduse». Philippe Désert, lui, se souvient d'avoir fait une table en forme de puzzle. Ou d'une autre avec des escaliers dans les pieds. Et puis il y a la table dont le centre est évidé , façon Ruquier ou Cauet : «Au milieu, on fait le show. j 'en ai eu l'idée envoyant du lap dance à Las Vegas.» Mais le nec plus ultra aujourd'hui, c'est la table à climatisation intégrée : «Sur France 3, raconte Désert, Fogiel avait un tube de plexi qui sortait de la table et lui rafraîchissait le visage.» Redoutable.
Bon, d'accord; mais à part faire du frais l'été, elle sert à quoi, cette fichue table? Car, à la télé, elle ne remplit pas sa fonction: on n'y mange pas, on n'y écrit pas; bref, la table n'est pas une table. Mais prenons Thierry Ardisson, tablomane réputé. Figurez-vous que ce pauvre petit chat complexe à cause de son physique en forme, dit-il, de bouteille de Perrier. D'où la table qui masque son pétard. Pour Michèle Sarfati, décoratrice de Ce soir ou jamais (France3), « la table permet de s’avancer vers l'autre, ça favorise le débat». Enfin, pour Grégoire Lemoine, décorateur attitré de Range ta chambre sur France2, « sans table, les gens se tiennent mal. La table permet de donner une contenance». Tous les décorateurs sont d'accord: la table est le pilier. Ainsi, quand France3 a commencé à réfléchir à Ce soir ou jamais, dont la chaîne voulait faire qu'elle détonne, la table a été la première préoccupation: «On voulait casser les schémas habituels, raconte Michèle Sarfati, et la première chose, ça a été de dire: "Niet à la table".»
Du coup, la télé française ressemble à une forêt de troncs. Des présentateurs sans corps, sans jambes, sans pieds, sans culs, ils sont posés dans l’écran, coupés par leur table, et c’est leur voix qui fait office de corps: «Ma voix sort de mon corps, mais mon corps est dans ma voix», écrivait Flaubert. Mais de l'autre côté de l'écran, c'est la même chose: selon une récente étude de l'Insee, la France est l'un des derniers pays où l'on dîne... à table! Et... devant la télé! Qui montre des tables. Houla, ça devient vertigineux, là... Plus prosaïquement, la tablomanie de la télé française est aussi affaire de gros sous: «En France, les émissions sont longues, et produire des images coûte cher, explique un connaisseur. Alors que faire discuter trois personnes autour d'une table, c'est gratuit.» Détes-table.
Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts