Le mook / ambiances chez soi / editions autrement / novembre 2010
Des goûts sous influence
Chef décoratrice depuis plus de vingt ans, architecte de formation, Michèle Sarfati crée aujourd'hui des lieux bien plus vastes et ramifiés que les traditionnels plateaux, des intérieurs presque réels pour la téléréalité. " A l'inverse des praticables de jeux ou d'émissions plus classiques, où tout est faux, ce genre télévisuel exige des endroits où les gens vivent vraiment pendant plusieurs mois, il faut de vrais espaces fonctionnels et fonctionnant, une cuisine, une salle de bains, des chambres... il faut les meubler, leur donner un air habité dès le début. Les téléspectateurs doivent s'y reconnaitre, mais l'idée est aussi de les faire rêver", explique-t-elle. Plutôt en avance sur les tendances, ou alors chineuse d'ambiances surannées remises au gout du jour grâce à l'impression numérique, elle utilise aujourd'hui l'op art, un style des années 1960-1970 jouant sur la perspective et l'illusion visuelle. Il est probable que ses projections vidéos seront reprises dans le commerce sous forme de décalcos géantes. La saison 2010 de Secret Story se déroule dans un univers vert anis, bleu turquoise et rose fushia, des couleurs saturées et très vives censées séduire les jeunes et surtout se voir à l'écran. Le passage à la vie réelle pâlit un peu pour devenir supportable au quotidien, mais la télé est sans doute pour beaucoup dans la diminution dans nos intérieurs des murs uniformement blancs. "Il est rare que les producteurs aient une idée précise de ce qu'ils veulent, c'est à nous de dégager une ambiance. Il faut faire crédible pour les journaux TV, avec du bois si possible. Il faut faire sérieux pour la culture, ce qui n'empêche pas le glamour. Il faut faire un peu mystérieux pour les investigations. Autant de codes finalement assez basiques pour que tout le monde comprenne et tout de suite... Le subliminal passe assez mal en télé", explique Philippe Désert, un autre architecte aspiré par le petit écran. "Pour des talk-shows ou des jeux, le décor, futuriste ou intimiste, est surtout l'écrin, le plus important est ce qui se passe et non pas où. Le décor ne doit jamais prendre le pas sur le contenu", ajoute-t-il. Premier chef décorateur de Canal + en 1984, Philippe Désert a retrouvé dans le commerce, quelquefois vingt-cinq ans plus tard, certaines de ses idées. "Je me souviens en particulier d'une lampe créée pour le décor de Nulle part ailleurs : j'avais tendu une colonne de rideaux et installé un projecteur en haut, un autre en bas, c'est simple à refaire et à industrialiser. Je ne dis pas qu'on m'a copié, moi-même je m'étais sans doute inspiré de ce que j'avais vu quelque part, ou de l'air du temps". "L'influence est partout et fonctionne dans tous les sens, commente Jean-Louis Violeau, sociologue de l'habitat et chargé de recherches au laboratoire architecture, culture et sociétés de l'école d'architecture Paris-Malaquais/CNRS. Il y a les émissions, dont celles de décoration, qui ont pris une importance énorme au point de devenir des prescripteurs de tendances et de matériaux, et surtout la publicité, via laquelle l'identification est beaucoup plus immédiate. Il y a enfin les feuilletons."
Normes sociales et culturelles
Difficile d'isoler les effets miroirs. La télé se nourrit-elle de la vraie vie ou nous influence-t-elle avec ou sans notre consentement? Nos maisons finissent-elles par ressembler à ce que nous voyons ou n'est-ce pas plutôt l'inverse? Dans Friends, les murs new-yorkais sont forcément en briques, dans Damages, les avocats habitent des lofts à Manhattan et passent leur week-end au vert dans de belles maisons au bord de la mer, dans Desperate Housewives, les pelouses de Wisteria Lane sont bien tondues et les voitures rutilantes. Dans ces séries aux centaines d'épisodes, le décor peuplé d'objets familiers mais anonymes sert à identifier immédiatement l'appartenance nationale, sociale et culturelle des personnages. Les clichés et les codes sont les bienvenus, dès lors qu'ils sont reconnaissables en un clin d'oeil et permettent sans grand discours de distiller des informations au plus grand nombre. En France, par exemple, la dominante est bleue, l'accent marseillais, Paris est toujours à Montmartre. En Allemagne, le vert - le fameux, celui de la série Derrick - est bien plus présent, les Mercedes aussi, question de partenariat et de culture. En Angleterre, pas moyen d'échapper aux bow-windows ni au thé. Ensuite tout dépend des moyens. "Dans les feuilletons, tout a souvent l'air faux et clinquant alors que le mobilier est bien réel, souvent acheté dans des magasins accessibles à tout le monde. Pourtant au cinéma, averc les mêmes accessoires, on parvient à un réalisme beaucoup plus convaincant, constate Philippe Désert. Question de lumière : la prise de vue en multicaméra - pour tourner les scènes plus rapidement - oblige à un éclairage uniforme qui applatit le relief et gomme les ombres. Les décorateurs ont beau faire, leur décor ressemble à un décor. On n'a pas tellement envie de vivre dedans ni de s'y identifier". La télévision est-elle un miroir grossissant qui nous renvoie une norme sociale, y compris par les ambiances qu'elle crée et les décors qu'elle fabrique? Peut-être. Est-ce à dire que ce média dispose du pouvoir d'uniformiser les modes et les lieux de vie comme il le fait de la pensée? Pas sûr, car la mode de la "déco", bien plus accessible et variée qu'il y a quelques années, ouvre au contraire des horizons infinis. La multiplication des émissions et leur flux ininterrompu obligent justement les producteurs et les décorateurs à se montrer inventifs et innovants pour se faire une place dans la grille et gagner en Audimat.
par catherine sabbah - novembre 2010